J’avais les livres. Il était désormais temps de partir, de partir sur la route de cet immense pèlerinage dont l’itinéraire se traçait depuis toujours.
Je suis partie le 1er juin 2016. Je sonne à la porte ; on m’ouvre et me fait entrer ; on me demande de patienter un instant.
– C’est pour quoi, mademoiselle ?
– Pour voir Sœur Odile-Marie. Je suis une ancienne élève du collège, j’étais là il y a environ 10 ans. Je viens de publier un livre…
– Vous avez rendez-vous ?
– Non…
Elle débrancha le téléphone et composa un numéro.
– Vous êtes ?
– Ariane Vitalis.
Il y a environ trois ans, j’étais revenue à Champfleury. Je ne sais plus exactement pourquoi, mais j’étais venue offrir une rose rose à Sœur Odile-Marie. Elle m’avait pleuré dans les bras.
– Patientez dans la salle à côté. Elle va arriver.
Les secondes passaient à une lenteur insoutenable. Sur un meuble trônaient des créations de papier sur lesquelles étaient écrits les mots suivants : « Paix », « Amour », « Générosité », « Bienveillance », « Confiance », etc. J’étais bel et bien dans ce bon vieux collège privé catholique trinitaire Champfleury. Ce collège que j’avais toujours su chérir, aimer, adorer avec une certaine ferveur – une ferveur incomprise pour tous mes camarades qui haïssaient ce collège. Mais c’est parce que je détestais avec humour toutes ces bondieuseries que j’aimais désespérément cet improbable collège, ce collège où s’affirmait tout juste ce qui allait nous accompagner toute la vie : notre faculté à penser par nous-mêmes.
Madame Cousin était dans le couloir. Je me lève pour aller la saluer : nous nous embrassons, elle me reconnaît. Le passage du temps se lisait sur son visage transformé. Je pensai à ce jour où, dans quelques années, tous les adultes du collège me seraient de parfaits inconnus. De telles pensées étaient bien tristes. Au moins sept ans que nous ne nous étions pas revues.
Je vois Monsieur Durand passer en coup de vent dans ce même couloir. Comme à chaque fois que nous nous croisons par hasard, il me dit « bonjour » d’un ton solennel et poursuit sa route. Jamais il ne s’arrête pour me saluer. Jamais. Je n’ai jamais compris pourquoi. Il y a des choses qui, elles, ne changent jamais et dans lesquelles se cachent toujours un mystère.
L’heure de la délivrance sonna enfin. Je me hâte vers le jardin : tous les rosiers sont en fleurs. Elle discute avec Monsieur Crégut, devant la pelouse ovale verte émeraude autour de laquelle Charlotte et moi tournions sans cesse, presque à chaque récréation, pour débattre intensément de Dieu et du Diable. Il fallait bien passer le temps…
– Je viens de publier un livre, ma Sœur ! Je lui tends le livre. C’est pour vous ! Il y a un petit mot au début…
– Merci ma chérie, tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir ! Je suis fière de toi !
Elle n’était pas heureuse parce qu’une ancienne élève publiait un livre. Elle était heureuse parce qu’Ariane Vitalis, la fillette de 14 ans qu’elle appréciait beaucoup mais pour qui elle s’était fait tant de soucis avait accompli quelque chose d’important pour elle, qui d’un seul coup prenait un sens fort dans son histoire personnelle. Elle m’embrasse de nouveau, et me raconte une fois encore cette histoire racontée trois ans plus tôt :
– Je me suis tellement inquiétée pour toi quand tu étais au collège. Mais au fond, je savais que tu n’allais pas mal finir, parce que tu as toujours eu un très bon fond. Tu ne gênais personne, tu étais discrète, mais on s’inquiétait pour toi. (…)
– C’étaient des années un peu difficiles. (…) Je ressentais un décalage avec les autres, je me posais plein de questions…
– Tu étais très intelligente et très mature pour ton âge. Forcément, c’est plus difficile. (…)L’avant dernier cadeau que j’avais offert à Sœur Odile-Marie était l’album Mechanical Animals de Marilyn Manson. J’avais 15 ans et j’allais quitter le collège. Ce cadeau d’au revoir était accompagné d’une lettre complètement surréaliste. Je me souviendrais toujours de ce qu’elle m’avait répondu, sur une carte postale :
« Chère Ariane, merci pour ta bonne lettre. Tu as beaucoup de cœur. PAIX. »
Nous nous étions recroisées, elle m’avait dit que l’album ne lui déplaisait pas. J’avais souri à l’intérieur de moi.
« Ariane a une intelligence supérieure », avait-elle dit à ma maman lors d’un rendez-vous. Ce rendez-vous avait eu lieu parce que j’étais allée dire au prêtre exorciste qui était venu parler à ma classe que ce qu’il disait était totalement absurde et que le satanisme me paraissait une voie meilleure que celle du christianisme. Ce collège nous faisait vivre des situations tellement épiques et loufoques qu’il était impossible pour moi, à l’époque, de ne pas réagir. Je ne comprenais pas l’essence du christianisme, et pourtant cette essence transpirait à chaque fois que nous entrions dans le collège. Les messes m’ennuyaient, beaucoup d’enfants étaient méchants et intolérants, les prêtres ne m’inspiraient pas confiance, les cours de catéchisme n’encourageaient pas à la liberté d’esprit. Marilyn Manson, la culture gothique et métal et le satanisme moderne furent pour moi des voies où pu s’exprimer cette soif d’une pensée libre, contestataire et authentique.
– Depuis que j’ai 14 ans, je me suis beaucoup intéressée à Dieu (…) J’avais du mal à comprendre de quoi il s’agissait, d’où une certaine rébellion (…) Des années plus tard je me suis intéressée à d’autres religions comme le soufisme, la mystique hindoue, le bouddhisme…
– C’est une très bonne chose.
– Et maintenant je comprends mieux ce qu’est Dieu. C’est cet incroyable silence à l’intérieur de nous… qui a tout à voir avec l’amour et la liberté.
– C’est cela. Tu as compris ce que certains mettent toute une vie à comprendre.
La Force est ce qui donne au Jedi son pouvoir. C’est un champ d’énergie créé par tous les êtres vivants. Elle nous entoure et nous pénètre. C’est ce qui lie la galaxie en un tout uni.
Obi Wan Kenobi, Star Wars épisode IV.
La question de Dieu est peut-être la question la plus complexe et insondable qui existe pour l’humanité. La plus insoutenable pour certains, la plus naturelle pour d’autres. La question de Dieu n’a rien à voir avec les bondieuseries que l’on retrouve très souvent dans le christianisme, en Occident. Comment peut-on poser des mots sur un sujet si profond, métaphysique, insaisissable ?
L’intérieur du bâtiment avait été rénové. Silencieusement, je longeai l’immense couloir vert qui menait à ce qui était autrefois la 4ème D ; puis cet autre couloir jaune dans lequel se trouvait les blasons de notre classe de 5ème ; la salle de musique au deuxième étage où nous avions regardé Les Choristes, et la salle de techno tout au fond où nous construisions des objets étranges… Derrière chacune de ces portes résonnaient encore des voix qui m’étaient familières. Ils étaient toujours là. Nos profs. Ils étaient toujours là…Il était temps de partir. Après un dernier tour dans les lieux – comme pour m’assurer que tout était bien à sa place – je me dirigeai vers la porte de sortie.
– Ils sont vraiment extras mes élèves ! Aujourd’hui c’est mon anniversaire et ils m’ont tous écrit un mot pour me le souhaiter ! Ils m’ont même acheté un cadeau !
Une joie infinie se lisait sur le visage de cette jeune prof. Je lui souhaite son anniversaire et franchis la porte.
Des années et des années passées à leurs côtés ; à écouter leurs histoires, leurs anecdotes, leurs blagues – des années à les détester, à les trouver étranges, fous, psychopathes ; à les aimer et à les trouver magnifiques dans le plus doux silence. Les profs. Ces êtres avec qui nous passons la moitié de notre vie. Ces êtres qui chaque jour nous accompagnent, vivent et partagent des choses fortes avec nous. Eux à qui nous rendons la vie difficile, eux à qui nous embellissons la vie. Eux qui par leurs mots nous causent du chagrin ; eux qui transforment parfois nos vies à jamais – par cette petite phrase prononcée, par cet élan de vie et ce sourire, par cette manière d’être indescriptible.
– Je viens voir Madame Duckit. Je suis venue hier pour donner une conférence aux élèves. Je peux rentrer ?
– Non. Il faut que quelqu’un vienne vous chercher.
Entrer dans Saint-Jo était devenu infiniment compliqué. Heureusement, un ange gardien vint m’ouvrir les portes.
– Bonjour Ariane, ravie de vous voir ! Félicitations pour votre livre ! Je n’ai pas pu venir hier malheureusement. Vous avez cinq minutes pour discuter avec notre conservatrice des archives du Lycée ?
– Oui avec plaisir ! Je reviens dans dix minutes !Midi trente-cinq. La sonnerie a retenti depuis déjà cinq minutes. Je me précipite vers le couloir principal, traverse la cour et cherche la salle E111.
– Vous êtes en L les filles ? Vous ne savez pas où est Madame Duckit ?
– Elle est là.
Mon cœur s’emballe. Elle est là ! Elle est là ! Je cours vers elle.
– Bonjour Madame !
Elle me lance un magnifique sourire. Thérèse Duckit est un de ces êtres merveilleux qui vous bouleverse et que l’on ne peut oublier. Mon année de Terminale L avait été embellie par ses cours sur Pascal, Homère et Laclos. Thérèse Duckit possédait cette chose incroyablement rare que l’on appelle la grâce, cette chose insaisissable qui vous comble de douceur et de délicatesse. C’est grâce à elle que j’étais partie en Lettres Modernes. Son extrême gentillesse, sa conscience du monde et son intelligence m’enchantaient plus que tout.
– Je viens de publier un livre… C’est pour vous ! Et vous êtes dans les remerciements à la fin…
Elle était vraiment heureuse. Nous avons parlé du monde, de la société ; je lui raconte le contexte de cette publication, et ma vie actuelle. Son enthousiasme habituel faisait naître sur mes lèvres un sourire béat. Elle était belle, comme avant. Elle était toujours Madame Duckit.
– Ariane, je peux vous faire la bise ?
Elle me fit la bise, émue. Madame Duckit aussi luttait pour un monde meilleur. Sa première arme était la littérature, les mots, la poésie, la culture. Nous nous entendions pour dire qu’Avignon avait un potentiel énorme qui ne demandait qu’à être réveillé. Je savais qu’elle aimerait le sujet du livre. J’espérais avoir été à la hauteur. J’espérais profondément qu’elle aimerait le livre.
– Au revoir Madame. À bientôt. Et merci… Vous savez, c’est grâce à vous que j’ai été en Lettres !
– Au revoir Ariane ! Merci à vous ! Et encore bravo !
J’ai traversé la cour pour rejoindre le bâtiment principal, me retenant de pleurer toutes les larmes de mon corps. Je ne sais pas quand est-ce que nous nous reverrons. Peut-être dans seulement un an, ou deux, ou trois, ou quatre… Ah ! Mais non, non, je reviendrai la voir, je reviendrai vous voir Madame Duckit, je reviendrai vous apporter une rose rose, avant de partir faire le tour du monde, je reviendrai et je vous remercierai encore de toute mon âme.
*
Lorsque tu chantes, tu apprends ton texte par cœur. Tu n’improvises pas ton texte, tu le connais déjà. Tu n’as pas besoin de réfléchir à ce que tu dis : tu as simplement à le vivre, à l’incarner. Tu transmets directement une émotion.
J’aurais aimé que ma conférence de la veille soit une chanson déjà écrite. Pour ne pas avoir à réfléchir sur les mots. Pour que seule une émotion soit transmise, donnée, sans intermédiaires.
C’est dans cette salle que les joutes oratoires avaient lieu chaque année ; dans cette salle encore que nous avions reçu le grand-père d’Hervé qui avait fait la guerre. Et tant d’autres conférenciers dont les noms m’échappent aujourd’hui.
Valérie Gensonnet était ma prof d’Histoire-Géo en Première L. C’est avec elle que nous avions étudié les deux guerres mondiales. C’est avec elle que nous avions été voir La Vague au cinéma. C’est avec elle que j’étais partie faire de l’humanitaire dans un petit village berbère au Maroc. Ses cours m’avaient toujours captivé.
Mon cerveau fuse à mille à l’heure mais je suis particulièrement décontractée. Vite trouver une façon de tourner la chose de manière sympa, comme une histoire… Mes yeux fixent le fond de la salle. Au fond de la salle, trois ou quatre de mes anciens profs sont là.
– J’étais à Saint-Jo il y a environ six ou sept ans. J’étais très timide et introvertie, je ne parlais jamais ; j’écrivais sur un blog (…) Je m’ennuyais à l’école. J’avais envie de partir, de voyager, de vivre des choses intenses… Depuis le collège, j’avais trois rêves. Publier un livre, faire le tour du monde et changer le monde. Je savais que ces choses ne viendraient pas de suite et qu’il fallait être patiente, mais je savais qu’un jour cela viendrait. (…)
Après le bac, je ne suis pas partie. Je suis allée à l’université où j’ai énormément appris. Et même si parfois je m’ennuyais, aujourd’hui je n’aurais peut-être pas pu réaliser mes rêves si je n’étais pas passée par-là. (…) Parce que je n’aurais pas eu le recul nécessaire, les connaissances, la vision, la culture pour donner du sens à tout ça (…).C’est une des rares fois où j’étais si à l’aise à l’oral ; bien que les mots dits n’étaient pas aussi fluides qu’une chanson déclamée. Mais je sentais bien que j’éprouvais ce que je racontais. Je ne jouais pas, je n’étais pas un personnage de théâtre qui faisait le show. Parce que j’étais vraiment connectée à ce que je disais, les mots prononcés sonnaient juste.
Il fallait leur dire l’essentiel. Cette chose que depuis dix ans j’écrivais encore et encore : réalisez votre rêve. Allez au bout de votre rêve. Vivez vos passions. Soyez libres. Pensez par vous-mêmes. Pensez différemment. Prenez les chemins les plus difficiles. Et tout un tas d’autres choses qui, quand elles sont dites à l’oral, semblent être d’atroces banalités alors qu’elles ne le sont pas. Je crois que c’est pour ça que j’aurais aimé être chanteuse.
Pendant deux heures, j’ai baragouiné les choses qui me passaient par la tête et qui me semblaient avoir du sens : l’importance d’apprendre et d’être curieux, les Créatifs Culturels, le tour du monde, changer le monde, l’importance des filières littéraires, les rêves, l’Art, cet horrible ennui en classe que je connaissais aussi, l’anticonformisme… Dans les yeux de certains brillait une petite étincelle. Ils ne savaient pas à quel point, moi aussi, mes yeux étincelaient de satisfaction et de gratitude.
Quelques questions furent posées, dans un sens et dans l’autre.
– Vous aimez l’école ?
Ils n’aiment pas vraiment ça.
– Vous aimeriez qu’elle soit comment, l’école ?
Les réponses étaient unanimes. Moins de compétition, plus de créativité, plus de coopération…
Nous avons pris une photo et je suis montée au CDI pour régler quelques affaires. Une petite fille de 15 ans avait assisté à la conférence et voulait me parler. Elle s’appelle Julie. Elle est passionnée de cosplay. Elle me raconte sa vie, son rêve, son quotidien. Je me plonge dans ses grands yeux sombres de fillette. Et tout d’un coup, au détour d’une phrase prononcée, je me suis retrouvée en elle. La fillette qui ne parle pas beaucoup, qui n’arrive pas trop à communiquer avec les autres, qui vit dans son monde, qui s’habille bizarrement… Un immense sentiment de responsabilité m’envahis soudain. Qu’est-ce que je dois dire à cette fillette qui, du haut de ses 15 ans, est en train de me bouleverser à un point inimaginable ?
« Habille-toi comme tu veux, Julie. Tu t’en fous de ce que penses les autres. Tu veux que je te dise ? Au bal de promo du lycée, à 17 ans, j’ai débarqué avec une robe rose à froufrous gothique lolita et des collants blancs. On aurait dit Alice au pays des merveilles. Les gens me regardaient hyper bizarrement. Mais tu ne peux pas t’imaginer combien j’étais contente et fière de porter cette robe qui correspondait à qui j’étais. J’étais moi-même. L’important est que tu aies des amis en qui tu as confiance et qui t’aime pour ce que tu es. Parle leur de tes rêves. Mais ne parle pas de tes rêves à des personnes en qui tu n’as pas confiance. Et surtout ne t’en fais pas. Le lycée se finira un jour. Donne le maximum aujourd’hui et sois patiente. Essaie de vivre de belles choses aujourd’hui et maintenant et garde ton rêve à l’esprit. Personne n’a le droit de te dire que tu ne peux pas y arriver. Parce que tu peux y arriver. (…) »
Elle m’a remercié et m’a fait un signe de la tête vers le bas, à la manière d’un salut japonais.
« Tu peux m’ajouter sur Facebook, si tu veux. Et si tu as un problème, n’hésite pas… »
Je crois qu’à ce moment-là, comme jamais, j’ai compris ce que signifiait changer le monde.
Retour là où toute cette histoire avait commencé. Le Master Stratégie du Développement Culturel, mention Publics de la Culture et Communication. Les Lettres Modernes m’ennuyaient ; et par je ne sais trop quel hasard, ce Master avait progressivement fait irruption dans mon imaginaire. À la fin de la L3, comme une évidence : je devais faire ce Master. J’avais pris un immense plaisir à répondre au questionnaire de sélection. « Soyez vous-même ! », m’avait dit Cécile à propos du questionnaire. À la question « que voulez-vous faire plus tard ? », je répondis : entrepreneur. « Votre projet de mémoire ? » : je déballais l’histoire des Créatifs Culturels. Un stage ? Les conférences TED. Tout dans mon esprit était clair et limpide.
Je me souviendrai toujours de ce jour où, en sortant du bureau de Cécile en pleurs, une inconnue m’avait interpellée dans le grand escalier de la fac.
– Ben alors pourquoi tu pleures ?
– J’ai été refusée dans mon Master…
– Oh, ce n’est que ça ! Mais voyons ma grande, tu as dix fois le temps ! J’ai 31 ans et je suis toujours à la fac ! Allez, no problem !
Elle avait su apaiser ma douleur le temps de retourner dans le jardin. Je me suis assise contre le muret et j’ai attendu silencieusement que quelque chose se passe. Pourquoi ce Master ? Pourquoi vouloir à tout prix ce Master là et pas un autre ? Je ne me suis jamais vraiment expliqué cette bizarrerie. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas et qui relèvent plus de l’effet d’enchantement que de la rationalité. Ce Master parce que l’Université d’Avignon, parce que la gentillesse incroyable de Cécile, parce que la tignasse de Quentin Amalou, parce que la culture, parce que les étudiants qui ont l’air complètement barrés, parce que l’étrangeté de Damien Malinas, parce que la sympathie d’Emmanuel Ethis ; et tout un tas d’infimes détails indicibles qui font que cela devait êtrece Master et pas un autre.
J’ai retenté ma chance un an après, directement pour le Master 2. Cécile m’avait raconté que je n’avais pas été prise parce que je paraissais trop « artiste », et que le jury avait estimé qu’il aurait été probable que je m’ennuie dans le Master.
L’oral de sélection avait été quelque peu épique. J’étais en plein dans la préparation de La Conspiration Positive. J’ai débarqué avec une immense pochette d’arts plastiques qui contenait les affiches et flyers de La Conspiration ; vêtue de rose, et mes éternelles lunettes rouges sur la tête. Après réflexion, c’était assez mal parti pour ne pas avoir l’air d’une artiste…
– Parlez-nous de cette histoire de potagers urbains. Qu’est-ce que cela représente ? me demande Damien Malinas.
Dans quelques jours seulement, j’initiais dans le cadre de La Conspiration Positive les premiers potagers urbains avignonnais.
– Euh… Cela s’ancre dans une idée d’économie collaborative…
– Mais encore ?
– Cela permet de recréer du lien social…
Un court instant de silence.
– Je préfère quand vous parlez comme ça.
Je suis sortie de cet oral avec un immense sentiment de libération. Victoria m’attendait près des bancs en pierre.
– Alors, ça s’est bien passé ?!
– Honnêtement, je n’en sais rien du tout. Mais je pense que oui !
Nous étions le 1er juin et l’Université était vide. Il y a un an, presque jour pour jour, je terminais mon stage chez TED et commençais à écrire mon mémoire sur les Créatifs Culturels. Toutes ces longues années d’études allaient bientôt prendre fin.
J’avais pris soin d’emballer le livre dans du papier cadeau. Ce livre était mon mémoire et Damien Malinas était mon directeur de mémoire.
Sur la première page du livre, on pouvait lire :
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Antonio Gramsci.
Emmanuel Hussenet,
et Damien Malinas.Ces trois noms étaient, depuis le départ, une évidence. Si l’on me demandait une justification, je dirais simplement : ce sont des personnes qui n’ont absolument rien à voir entre elles, ni dans leur façon de penser, ni dans leur façon d’être. Mais elles furent toute une source d’inspiration, de manière générale, dans ma vie. Par leur singularité, je crois. Oui, ce doit être ça. Ce sont des personnes vraiment singulières. Je n’explique pas toujours pourquoi, comment ou de quelle façon.
Singularité : « Caractère de ce qui est unique en son genre. Caractère original ou étrange, insolite de quelque chose. » – Larousse.
– Bonjour, je viens voir Michelle Meyer, je suis une ancienne élève…
– Vous vous appelez comment ?
– Ariane Vitalis.
Michelle est là.
– Bonjour Madame ! Je viens de…
Je lui raconte toute l’histoire. Oui, elle était heureuse, elle était fière, elle était… elle était là, encore, quinze ans après elle se souvenait encore de ma bouille, ma maîtresse de CP, si gentille. Je n’oublierai jamais cette fois où, infiniment triste, j’étais venue me cacher dans ses bras sur ce banc blanc à quelques mètres de nous aujourd’hui, ce banc blanc qui n’a pas bougé, qui ne bougera sans doute jamais. C’était la récréation. J’étais entourée d’enfants qui faisaient « trois p’tits chats ». J’avais huit ans et je ne parlais jamais, jamais, jamais. Ils chantaient : « trois p’tits chats, trois p’tits chats, trois p’tits chats chats chats, chapeau de paille chapeau de paille chapeau de paille paille paile, paillasson, paillasson, paillasson, son, son, somnambule, somnambule, somnambulle, bulle, bulle… »
Je les regardais ; le regard absolument vide. Je n’arrivais plus à être là, à faire semblant d’être là ; je n’arrivais plus à faire trois p’tits chats comme tout le monde. Michelle m’observait de loin. « Ariane, viens par là… » Je m’exécutai. Je n’avais pas su lui expliquer ce qui n’allait pas – lui expliquer pourquoi je ne faisais pas trois p’tits chats, pourquoi je ne riais pas avec les autres, pourquoi aux yeux des autres j’étais un peu étrange. Je n’avais aucune réponse à ces questions.
Elle me prit simplement dans ces bras quelques instants ; quelques longs instants où tous les chagrins disparurent.
Sur le petit mot, sur la première page de mon livre, il était écrit à la main :
« Pour Michelle Meyer,
Merci pour votre gentillesse.
Ariane. »
– Excusez-moi Monsieur, vous pourriez m’ouvrir la porte ?
– Bien sûr ! Mais qui êtes-vous ?
– Une ancienne élève !
Je lui raconte l’histoire du livre.
– Attendez, je vais noter le titre ! Je suis très intéressé par tout ça ! Venez !
Je venais de faire la connaissance de Richard, le directeur de l’école. Un homme extraordinairement enthousiaste, la quarantaine, qui dégageait quelque chose d’infiniment positif et authentique.
– Tenez, je vous offre une invitation pour le vernissage de demain au Musée Calvet. Les enfants de différentes écoles ont réalisé des créations artistiques autour du thème « cabinet de curiosités ». Ils ont fait des collections d’objets toute l’année. Venez, c’est vraiment formidable ce qu’ils ont fait !*
« Le cabinet de curiosité que nous vous proposons ici, est le fruit d’une réflexion menée par les enfants sur la notion d’identité. Au cours d’un travail d’introspection, chacun a été amené à se poser la question : « quelle est ma curiosité ? » Par analogie, les curiosités de ce cabinet seront précieuses car elles donneront à voir une part de l’intériorité de chacun. Alors, à la manière d’un collectionneur en quête de la pièce rare, de l’objet unique qui enrichira sa collection, chaque enfant est parti à la recherche de sa singularité, de cette petite chose en plus qui le rend unique. (…) » Lorène Murzilli, plasticienne.
« Moi, Havin, j’ai aimé le cabinet de curiosité parce que je me suis senti comme une artiste et j’ai bien aimé ça ! »
« Bonjour, je m’appelle Fatima. J’habite à Avignon. Ma curiosité, ce qui me rend unique, c’est que j’aime beaucoup les animaux. Je voudrais travailler à la WWF pour aider les animaux. Aidez-les et stop à la maltraitance ! »
« J’ai aimé le cabinet de curiosité parce que le résultat final est très beau et aussi parce que j’ai appris à faire le métier d’artiste, et j’ai adoré ! Vive l’art ! »« Je m’appelle Nour, j’ai 11 ans. Je suis fille unique, ma curiosité est que j’aime beaucoup voyager. »
« Grâce au cabinet de curiosité, j’ai été un artiste. »
Je déambulai dans les salles, entourée des enfants et de leurs parents. Richard avait un immense sourire aux lèvres. Il avait l’air tellement fier de ces élèves.
– Tu as écrit un livre ? me demandent deux fillettes. Richard venait de me présenter devant ces élèves quelques minutes avant.
– Oui. Vous voulez faire quoi, vous, plus tard ?
– Médecin.
– Professeur. (…) On va devoir être très intelligentes !
– Oh, mais vous l’êtes déjà ! leur dis-je en souriant.
– Merci ! répondirent-elles en jouant les filles flattées. Toi aussi tu es intelligente !
Et nous nous mîmes à rire aux éclats comme des fillettes de huit ans.
« Il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens. »
Vincent Van Gogh
Ariane, tu nous bouleverses. Merci.
Nous nous reconnaissons les uns les autres de tout regard tendu.
The genius store caledl, they’re running out of you.
Tu es un échos, à très bientôt.
Your article was exlnelcet and erudite.